IMR-Scenar

SEQUENCE 1 : LA REVELATION FONGIQUE

3145. Un laboratoire de recherche biomédicale sur la Terre, à New-Mexico

« Que... mais qu’ai-je donc fait ? »

Frénétiquement, Nils Carlsson se frottait les avant-bras au savon sous le jet d’eau du lavabo de son laboratoire. Rien à faire : ses mains restaient teintées de rouge. Hors d’haleine, le professeur chancela, s’appuya contre le miroir. Il leva les yeux et vit le reflet de son visage, émacié, hagard, baigné de sueur et de larmes, la barbe en bataille. Carlsson chercha un instant à rassembler ses esprits, mais ses idées étaient encore embrumées par le mélange d’alcool et de psychotropes qu’il avait ingérés plus tôt, dans la soirée. Machinalement, il s’épongea le visage avec la serviette, badigeonnant son front d’eau et de sang, puis il frappa du poing plusieurs fois contre le miroir, qui se brisa. Le sang jaillit de sa main droite, et cette fois c’était son sang, qui se mêla dans l’évier à celui de sa victime. Lentement, il tourna le visage. Sous la lumière froide du néon bleu de son laboratoire, il distingua dans une mare de sang, et le corps inerte et sans vie de sa jeune collègue.

En titubant, Carlsson s’approcha du cadavre : Finola Keegan avait été sauvagement égorgée et tailladée d’innombrables coups de couteau. C’est alors que Carlsson réalisa qu’il tenait encore dans sa main gauche l’arme du crime. Il le lâcha, et la lame tinta sur le sol. La jeune femme portait une longue robe de soirée rouge, ni trop sage, ni vraiment provocante, qui toutefois mettait bien en valeur ses formes généreuses. Autrefois, Carlsson aurait aimé l’attirer dans son lit, mais son aura et sa réputation n’avaient pas suffi à la séduire. « Sale garce ! », grinça-t-il entre ses dents. A nouveau, Carlsson ressentit de la haine. Non seulement Keegan avait toujours repoussé ses avances, mais surtout, elle l’avait humilié en devançant ses travaux relatifs au syndrome de Tamina, et en élaborant un sérum efficace contre l'apraxie fongique qui des mois durant, avait fait trembler l’humanité. Le sérum de Keegan était arrivé à temps : bientôt, l’épidémie ne serait plus qu’un lointain souvenir, et les forces de la FDS auraient vite fait d’éradiquer les mushs du secteur Tau-Céti et d’ailleurs.

Le professeur se souvint que tôt, dans la nuit, Keegan avait reçu le prix Greenstone-Liebermann de physique biomédicale. Ce prix aurait dû être à lui ! Il avait sacrifié toute sa vie à cet objectif, la consécration ultime, qui lui échappait à jamais. Enfermé seul dans le labo, après avoir beaucoup bu, Carlsson s’était masochistement obligé à regarder la cérémonie sur son holoécran, en simple spectateur. Tout sourire, la garce devenue héroïne du genre humain avait prononcé un discours répugnant de sentimentalisme et d’hypocrisie, dédiant ses découvertes aux victimes de Tamina. Elle s’était aussi permise de le citer, lui, Carlsson, et de le remercier de son soutien, comme s’il n’avait pas été plus qu’un auxiliaire, un simple faire-valoir ! A coup sûr, il aurait sûrement fini par découvrir le sérum, si sa collègue n’avait pas eu tant de chance. Beaucoup de chance et peu de talent, mais cela ne l’avait pas empêchée de parader en robe rouge devant les médias de tout l’univers. Et que s’était-elle empressée de faire après la cérémonie ? Sauter dans un aérotaxi, acheter une bouteille de champagne californien et se rendre au labo, afin – prétendit-elle – de partager avec lui en privé cet instant de triomphe.

Elle l’avait trouvé en piètre état : Carlsson avait entre temps pris tout ce qu’il avait pu trouver comme drogues de synthèse. Elle lui avait lancé un regard de surprise et de pitié, et la pitié, c’est déjà presque du mépris, un coup porté à son honneur, une humiliation de plus. Alors Carlsson hurla de rage, se jeta sur Keegan, lui arracha la bouteille et la lui brisa sur le crâne. La jeune femme tomba à terre et ensuite… Impossible de s'en rappeler, mais le corps était là pour témoigner de ses actes. Que faire à présent ? Se rendre à la justice et tout perdre : liberté, honorabilité, et carrière ? Carlsson paniqua. Ses jambes tremblaient, sa tête lui tournait et sa vue oscillait à nouveau en spirales kaléidoscopiques. Carlsson se retourna vers le miroir brisé et tenta de fixer son reflet. Il lui apparut alors un autre visage, le faciès boursouflé d’une créature fongique, qui lui grimaçait d’un sourire cruel. « Mets le feu. Disparais. Fais-toi oublier. Et prépare notre vengeance. » Frappé par cette apparition, Carlsson se mit à genoux et pleura : « Oui, ô mon maître, il en sera fait selon votre volonté ! ».

Quelques heures plus tard, le laboratoire était réduit en cendres. On découvrit deux corps calcinés, ceux d'un homme et d'une femme, qu’on identifia comme le professeur Nils Carlsson et la brillante lauréate du prix Greenstone-Liebermann, Finola Keegan. L’incendie, à l’évidence criminel, fut mis sur le compte du gardien de nuit qui demeura introuvable. Le nom de Keegan fut donné à un grand Institut interstellaire de recherche biomédicale, à l’université de New-Mexico, à des avenues, à des parcs et à des écoles, et même à une nouvelle étoile du Nuage de Magellan. Quant au nom de Carlsson, il sombra très tôt dans l’oubli.

SEQUENCE 2 : LA PROPHETIE DE CARLSSON

3154. Grottes de Hasankeyf, Turquie cappadocienne.

Lentement, la Grande Prêtresse souleva les reliques : la Fiole sacrée, l’Holodisque des Données Expérimentales, la Blouse maculée et le coffret du Fragment de barbe de Carlsson. Ce faisant, elle psalmodiait une sourde litanie que répétait mécaniquement l’assemblée des fidèles de l’Ordre Gardien de la Révélation Fongique. En ce temple souterrain, se recueillait une soixantaine de « servants » en robe de bure, des sectateurs fanatiques, ayant voué leur existence au culte du Grand Mycelium et à la résurrection des Mushs.

Une belle jeune femme aux cheveux verts s’approcha des trois nouveaux aspirants et leur tendit un plateau. L’un d’eux, l’officier de la FDS Wang Chao, jeta à regard à ses voisins, un petit homme exalté aux airs de savant fou, et une adolescente dont les cicatrices aux poignets témoignaient de multiples tentatives de suicide. Comme eux, Chao pencha la tête en signe de révérence, en saisissant une poignée de spores hallucinogènes. Il porta sa main à sa bouche et fit semblant d’y déposer les spores, mais en réalité, il les broya discrètement entre ses doigts et laisser filer à terre la drogue réduite en poussière. Il devait conserver toute sa lucidité pour la suite. Au terme d’une longue et difficile mission d’infiltration, il avait enfin pu communiquer à la FDS la localisation du temple de la secte. Dans très peu de temps, l’armée allait envahir le site et mettre fin aux agissements des bioterroristes. Mais auparavant, Chao devait éliminer la Grande prêtresse.

Quatre ans plus tôt, une autre unité avait cru les exterminer tous, dans leur ferme secrète, au Pérou. Ils avaient eu Carlsson et plusieurs dizaines de fanatiques, mais une jeune adepte, Zhong Chun, leur avait échappé. Avec une poignée de fidèles, elle avait reconstruit l’Ordre et pris la suite du gourou. Chao leva les yeux vers sa cible : en transe, la prêtresse agitait les amples manches de sa robe blanche brodée au fil d’or de motifs en spirales. Sans être vraiment belle, elle était fascinante, charismatique, presque surhumaine. Soudain Chao croisa le regard de la jeune femme qui se tenait à gauche de la prêtresse : l’Augure Paola. La fille de l’excentrique milliardaire Rinaldo avait été une recrue de choix pour l’Ordre de la Révélation Fongique : droguée, paumée, à la dérive, elle avait trouvé un sens à sa vie lorsque Chun lui prêta de soi-disant pouvoirs de divination. Pire : elle avait entraîné son père dans sa folie et ainsi, apporté de colossaux moyens financiers à l’Ordre. Chao réalisa soudain qu’il avait oublié de simuler la transe, dans laquelle les servants semblaient tous plongés à présent. Il tressaillit sous le regard inquisiteur de l’Augure. « Elle est intelligente. Elle me soupçonne. Je dois encore gagner du temps », pensa-t-il. Il révulsa les yeux, commença à pencher la tête, à secouer les épaules…

L’Augure Paola s’approcha de la Grande prêtresse et lui murmura quelque chose à l’oreille. Zhong Chun prit une profonde inspiration, puis leva les bras en V, d’un geste sec et péremptoire, et clama d’une voix forte : « Frères et sœurs en la lumière du Grand Mycelium, accueillez la divine parole de Carlsson notre prophète, verset ultime de la Révélation ». En quelques secondes, le silence se fit. Les servants attendaient, suspendus aux lèvres de la prêtresse dont l’autorité avait dominé l’excitation collective. Chun écarta les bras, ferma les yeux, jeta la tête en arrière, et récita : « Et dans leur Arche, ils vogueront à travers les étoiles, le prêtre et ses disciples, les favoris du Grand Mycelium. Et inlassablement, ils parcourront les champs de la divine cristalite, et ils collecteront les spores de la Résurrection. Et l’un d’eux sera l’Alpha, le premier Mush du Grand Retour, et il deviendra leur chef, et il les mènera au Paradis mushique, l’Eden de cristalite pure, où les mushs croitront et fortifieront. Et là naîtra l’Elu, celui qui les mènera à la victoire. Et ils déferleront sur la Terre, pour balayer la vieille humanité, décadente et corrompue, et fonder une humanité nouvelle, revigorée et transformée dans la Vérité de la Révélation fongique. Et il n’y aura plus d’humains, il n’y aura que des Mushs, puissants et forts, pour régner sur l’univers, jusqu’à la fin des temps. »

Après les acclamations rituelles, la Grande prêtresse reprit la parole et harangua ses fidèles : « Frères et sœurs, l’ennemi est à nos portes. Et l’un d’eux (elle pointa Chao d’un doigt accusateur) est déjà parmi nous. Que les Quinze viennent avec moi : notre Arche est prête, il est temps de quitter cette terre et d’accomplir la Prophétie. Et vous autres, fidèles servants, combattez nos ennemis, retenez aussi longtemps que possible ces hérétiques, et sacrifiez vos vies au Triomphe du Grand Mycelium. Vous connaîtrez ainsi la gloire dans l’éternité de la Révélation fongique. »

Wang Chao n’entendit pas la fin du sermon. Déjà il succombait sous les coups des sectateurs galvanisés qui le déchiquetèrent et le mirent en pièces à mains nues, quelques minutes à peine avant l’arrivée des hélicoptères et des chars de la FDS. Une fois encore, Zhong Chun allait s'échapper, entraînant les plus fanatiques de ses servants dans une folle épopée interstellaire : la Création d'un Mush.